Texte paru en 2016 dans le huitième et dernier numéro de la revue d’écologie politique l’An 02, dont le dossier s’intitulait « Faire la paix avec la mort ». Les archives de cette revue ont été publiées sous la forme d’un livre, En attendant l’an 02 (Le passager clandestin, 2016). Cet ouvrage étant épuisé, voici le texte dans son intégralité.


« Subversifs », voilà comment, en entretien, Vinciane Despret qualifie les morts, acteurs principaux de son livre intitulé Au bonheur des morts1 . Dans ce texte décapant, la philosophe prend le parti de s’éloigner de « la doxa psychologisante » du « travail de deuil » (encourageant les vivants à accepter, le plus rapidement possible, la disparition d’un proche en le circonscrivant dans l’espace lointain du souvenir) pour s’intéresser à la pluralité des interactions entre les vivants et les morts.

En choisissant de se laisser « instruire » par les récits et les méthodes des personnes qui entretiennent des relations avec les morts, en observant comment ceux-ci mettent les vivants en action, la philosophe propose un tableau pointilliste de ces réseaux de solidarité et d’entraide qui, malgré leur banalité, ont pourtant difficilement droit de cité dans l’espace public et dans le champ académique. Pour cause, prendre les morts au sérieux en imaginant qu’ils sont capables de faire agir les humains (et de les rendre souvent heureux) piétine bon nombre de présupposés et de frontières confortables, sur lesquels reposent habituellement et depuis longtemps l’élaboration d’un savoir – scientifique, anthropologique, psychiatrique – délégitimant les pratiques singulières et hétérodoxes.

Contre la domestication politique des psychés

Pour définir l’objet de sa recherche, entamée il y a sept ans, Vinciane Despret s’est inspirée de ses travaux antérieurs cherchant, à partir de l’étude des animaux, à « réformer l’anthropocentrisme des sciences sociales »2 . Il y a une vingtaine d’années, précise-t-elle, quand des sociologues et des anthropologues choisissaient les animaux comme sujet de recherche, « ils prenaient tout un tas de précautions ». Ils marquaient, par exemple, une différence nette entre les catégories « humains » et « animaux », et rappelaient systématiquement la supériorité des premiers sur les seconds en affirmant que les animaux constituaient des supports d’investissement, d’ordre symbolique.

En d’autres termes, les animaux n’existaient que sous une forme métaphorique dans leurs rapports aux humains : « En aucun cas, ces sciences ne prévoyaient que les animaux puissent influencer les conduites humaines, comme tout partenaire de relation qui a son mot à dire. » Or les morts, constate Vinciane Despret, font l’objet d’un même procès d’inexistence, puisque les conceptions dominantes interprètent leur présence comme des croyances, des projections humaines, des manifestations pathologiques ou déraisonnables. « J’ai toujours pensé, complète-t-elle, que le fait d’interpréter constituait une violente pratique de pouvoir, participant de la domestication politique des psychés. Prononcer le mot « croyance », c’est sous-entendre que l’objet n’existe pas. C’est un formidable outil de disqualification. »

Pourtant, « l’idée que les morts n’ont d’autre destin que l’inexistence atteste d’une conception de leur statut très locale et historiquement très récente », indique la chercheuse au début de son ouvrage. En bref, c’est au XIXe siècle que s’affirme clairement en Europe le remplacement de l’au-delà par le néant, sous l’influence du positivisme d’Auguste Comte, de l’anticléricalisme et de la construction de la discipline psychiatrique. S’impose alors une définition très restreinte de la notion d’« existence » : il y aurait d’un côté l’existence physique, matérielle, et de l’autre l’existence psychique, subjective. Dès lors, les morts ne connaîtraient que deux destins possibles, « celui de non-existant, ou celui de fantasme, de croyance, d’hallucination ».

La théorie du « travail de deuil » s’inscrit dans le prolongement de cette conception, puisqu’elle reprend l’idée que les morts ne peuvent pas avoir d’autre lieu d’existence que dans la mémoire. De même, l’histoire et les sciences sociales ne cesseront de répéter, tout au long du XXe siècle, ce binarisme interprétatif qui soutient « une vision triomphaliste du progrès » : tout en affirmant, à l’image de Philippe Ariès ou de Louis-Vincent Thomas3 , que les sociétés occidentales font preuve d’un « déni de la mort », les analyses qui traitent des rapports entre morts et vivants font quasi systématiquement appel à la grille de lecture symboliste ou psychologisante (et, dans les deux cas, rationalistes). Du peintre Augustin Lesage (mineur de profession et précurseur du courant de l’art brut), lequel expliquait dessiner sous l’influence de défunts, ses exégètes diront par exemple qu’il employait ainsi une « astuce inconsciente » pour légitimer, face aux instances culturelles bourgeoises, sa création. Or pourquoi, s’interroge l’auteure du livre, avoir besoin de fermer la question de l’existence des morts en se pressant d’inventer que Lesage n’assumait pas ses actes ?

Même si les morts, depuis une quinzaine d’années, se montrent plus actifs dans l’espace public (à travers, notamment, les séries états-uniennes), et si les sciences humaines semblent un peu plus réceptives à leur présence4 , les rapports entre morts et vivants ne bénéficient toujours pas d’un accueil favorable. « Certes, les questions se posent différemment dans certains espaces, et les quelques présentations publiques que j’ai faites sur le sujet n’ont pas provoqué de scandales, mais on n’a pas idée du nombre de gens qui estiment encore ne pas pouvoir parler librement de ce qu’ils vivent avec les morts, car s’ils le faisaient, ils passeraient pour des cinglés. » En France par exemple, comme l’a montré le sociologue Arnaud Esquerre, la récente affirmation d’un contrôle de l’État sur les corps morts, passant notamment par un encadrement de la mobilité des cendres humaines au prétexte que cela empêcherait la réalisation d’un « bon travail de deuil » ne va effectivement pas dans le sens d’une pluralité de rapports entre vivants et morts5 .

Les conceptions dominantes actuelles considèrent ainsi la frontière entre le passage de l’état de vivant à l’état de mort comme naturelle et de l’ordre du tout ou rien. Cependant, rappelle Despret, « comme l’a admirablement analysé l’anthropologue Maurice Bloch, cela n’a jamais été le cas, ni dans d’autres cultures, ni dans les nôtres. Nous n’avons jamais cessé de créer et d’explorer ce qu’il appelle des « brèches dans l’opposition de l’être et du non-être » ».

Prendre les choses par le milieu

Quand la mère de Pauline lui a dit que son père, décédé, était venu lui rendre visite pendant la nuit, Pauline a demandé ce qu’avait ensuite fait ce dernier. Elle ne s’est pas enquise de ce que sa mère avait vu, ou rêvé, mais a spontanément cherché à apprendre comment son père avait agi auprès de sa mère : « Il a regardé si ça allait puis il est reparti. »

Dans son livre, Vinciane Despret indique que « Pauline a exploré une manière que je dirais juste d’interroger sa mère. (…) Elle s’est adressée à la situation exactement là où sa mère situait son expérience, par le milieu ». En effet, Pauline n’a pas pensé que sa mère perdait la tête ou que cette apparition témoignait du caractère inachevé de son travail de deuil. Elle l’a questionnée en imaginant la possibilité que ce mort soit capable de venir prendre soin d’elle et que cette dernière accepte et apprécie cette attention nocturne.

L’exemple de Pauline résume bien l’orientation méthodologique empruntée par la chercheuse pour mener son travail. Inspirée par la philosophie pragmatiste, qui rénove en profondeur les sciences sociales depuis les années 1980, Vinciane Despret s’oppose à une conception statique et unique de la raison, et fait de l’expérience des acteurs la seule voie d’accès à une compréhension de la réalité. Ce qui l’intéresse, à la suite de chercheuses comme Jeanne Favret-Saada, Isabelle Stengers, Magalie Molinié ou Elisabeth Claverie6 , ce sont les manières qu’ont les gens de définir les situations qu’ils sont en train de vivre, et de laisser place aux enquêtes réalisées par ces derniers pour qualifier leurs expériences et se forger leurs propres idées. Dans cette perspective, conclure, selon un point de vue surplombant, que les morts n’ont pas de réalité, est « un constat bien trop simple, à partir du moment où ces morts ont une présence qui fait agir les vivants ».

Dès lors, interroger les gens « par le milieu », selon l’expression deleuzienne, revient à les questionner en suspendant l’exercice du jugement : pour explorer la faille entre l’être et le non-être, il s’agit selon Despret d’« aborder la question par ce qui lie les vivants et les morts ». Autrement dit, laisser une possibilité d’expression à d’autres modes d’existence, à des rationalités diverses, en s’en tenant à une description rigoureuse des situations. Cette méthode, explique la philosophe, « s’est imposée à moi au fur et à mesure des années. Les morts ont été l’occasion de dire : « Je ne chipote plus, je le fais. Je ne fais plus que décrire. » Puis refabuler à mon tour. Pas affabuler, mais fabuler : construire des histoires à partir d’histoires, en essayant que mes propres histoires fassent honneur à celles que l’on m’a raconté ».

Des morts utiles et des énigmes qu’ils posent

Vinciane Despret s’intéresse à une kyrielle d’exemples, spatialement et historiquement déconnectés les uns des autres, mais reliés par un même fil rouge : la chercheuse recense, observe, fait résonner des situations où les morts ouvrent de « nouveaux espaces » pour les vivants. En cela, elle ne s’intéresse pas aux morts qui se tiennent bien tranquilles et assument leur rôle d’ancêtres apaisés (« Il s’agit d’une modalité d’interaction entre vivants et morts, mais il y en a beaucoup d’autres ») ni aux fantômes et aux spectres (qui représentent autre chose qu’eux-mêmes). Elle préfère montrer l’efficacité des « morts utiles » : activateurs de liens, de création, de vie, de souvenirs, porteurs de messages, alliés thérapeutiques, réclamant du soutien, de l’amour, ou que justice soit faite… Bref, des morts qui requièrent une présence parmi les vivants, présence dont Vinciane Despret s’attache à recueillir les « signes », les modalités de réalisation. Jamais, elle ne cherche à prouver l’existence des morts. Ce qui l’intéresse, c’est de décrire comment des vivants « instaurent », avec beaucoup de perplexité, des modes d’existence difficilement qualifiables, qui les font pourtant agir.

L’auteure s’attarde en ce sens sur une recherche effectuée par l’anthropologue Alexa Hagerty sur les funérailles à domicile, organisées aux États-Unis par des collectifs pour résister à la manière dont sont traités les défunts et leurs proches dans les circuits de la gestion funéraire. De cette recherche, la philosophe retient l’exemple d’un défunt : Lars, mort la bouche grande ouverte, et resté figé dans cette expression rappelant sa douloureuse agonie. Alors que son épouse, accompagnée d’une « sage-femme des morts », revient dans la pièce après un moment d’absence, Lars a la bouche fermée et sourit. Dans cet exemple, ce qui interpelle Despret, c’est l’agencement interprétatif mobilisé par la sage-femme pour analyser ce sourire. Celle-ci estime, de même que la veuve, qu’il s’agit d’un signe de paix laissé à leur attention, mais elle ajoutera que la mort peut également modifier la musculature du visage et produire un sourire post-mortem. La sage-femme n’oppose pas les versions. Elle les superpose. Alexa Hagerty note qu’un nouvel espace est créé par cette coexistence, où le corps de Lars est à la fois « objet et sujet ».

La mort n’est pas un espace de tout ou rien. Elle mobilise des énigmes auxquelles les gens répondent rarement de manière binaire. Ce sont les doutes qui, justement, dessinent de nouveaux territoires de pensée et d’action. Et Vinciane Despret de citer ce que le poète John Keats appelait la capacité négative (negative capability), à propos de l’histoire d’un musicien qui a vu ses compétences progresser après qu’un autre musicien, mort, lui a prodigué, en rêve, des conseils. La capacité négative serait ainsi « le fait d’être en paix avec l’ambiguïté, de rester avec la difficulté des contradictions et du non-savoir, d’accueillir la pluralité des versions ».


1 Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, éditions La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2015. Et entretien avec l’auteure réalisé le 25 janvier 2016 par Julia Zortea.

2 Voir notamment son ouvrage Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions, La Découverte, 2012, ainsi que le long entretien réalisé par Bruno Thomé et Romain André avec Vinciane Despret, paru dans le troisième numéro de la revue Jef Klak, avril 2016.

3 Respectivement historien et anthropologue. En mobilisant la thèse (rouleau-compresseur) du déni et du refoulement, ces chercheurs ont supposé que « nous [occidentaux] serions dépourvus de codes, de mots et de rites pour lui faire face quand elle survient. Cette conception avance de pair avec une croyance répandue, selon laquelle on mourrait mieux ’’ailleurs’’ – sans jamais vraiment définir cet ailleurs. » Voir l’entretien intitulé « Parti pris pour la mort », consultable sur article11.info, réalisé par Julia Zortea avec l’anthropologue Yannis Papadaniel sur son livre La mort à côté, Anacharsis, 2013.

4 En témoigne la direction en 2014, par Vinciane Despret, d’un numéro de la revue d’anthropologie Terrain sur les « morts utiles ».

5 Voir l’entretien intitulé « L’État post-mortem », consultable sur article11.info, réalisé par Julia Zortea avec Arnaud Esquerre sur son livre Les Os, les cendres et l’État, Fayard, 2012.

6 Voir les entretiens réalisés avec les quatre chercheuses dans le premier numéro de la revue Jef Klak, consultables sur jefklak.org.